jeudi 1 mai 2014

Mais qui a tué Alexandre et Cyril?

Patrick Dils, Francis Heaulme, Henri Leclaire… Trois noms qui aujourd’hui encore, vingt-huit ans après les meurtres d’Alexandre Beckrich et Cyril Beining, hantent la rue Venizélos et ses alentours. Qui a tué les enfants? Cette question, procès après procès, la mère de Cyril n’a jamais cessé de la poser : "J’irai jusqu’au bout. On finira par savoir la vérité".   
"Cela fera vingt-huit ans le 28 septembre. Mais mieux vaut tard que jamais…" Chantal Beining a promis à son fils assassiné de tout faire "pour connaître la vérité". Dix jours après le report du procès de Francis Heaulme pour le double meurtre de Montigny-lès-Metz en 1986, elle nous reçoit, ce mois d'avril, dans le bureau de son avocate. Tour à tour souriante, en colère, au bord des larmes. Sa vie s'est arrêtée lorsque son fils Cyril et Alexandre Beckrich, deux garçons de 8 ans, ont été trouvés morts, la tête fracassée à coups de pierres. Des témoins surprises viennent d'incriminer un autre homme, il faut encore patienter. Elle positive : "Je suis contente que la justice fasse quelque chose."
Car ce dossier a bien failli être refermé. Patrick Dils, deux fois condamné pour ces meurtres, a finalement été acquitté en 2002. Et le tueur en série Francis Heaulme, soupçonné ensuite, a bénéficié d'un non-lieu en 2007. Révoltée, seule Chantal a décidé de faire appel : "Quelqu'un a bien tué Cyril!" Ce jeudi, elle écarte les mèches blondes de sa perruque : "J'espère que je serai bien là dans un an ou deux…", confie-t-elle en évoquant son cancer du sein. "Je pleure souvent, même encore maintenant. Et je dis toujours à mon Cyril : "Allez, aide-moi!""
Chantal veut comprendre ce qui s'est passé ce dimanche ensoleillé de 1986. Comment deux enfants partis se promener ont trouvé la mort au bout de leur balade. Ce jour-là, Cyril doit rendre visite à sa grand-mère mais il rate deux fois le bus et s'en va faire un tour à vélo. Les deux garçons ne se connaissent pas. Alexandre, enfant unique, est plus réservé, couvé par sa famille. Cyril, petit dernier d'une fratrie, n'a peur de rien : "À l'école, le directeur ne le voulait plus à la piscine", sourit sa mère. "Il me disait : "J'apprends à nager aux enfants et lui, il saute dans le grand bassin!" "

"Il est mort mon gosse?"

Ce 28 septembre, l'obscurité commence à tomber, les deux familles s'inquiètent. Les corps sont découverts peu après sur le talus SNCF surplombant la rue Venizélos. Le soir, Chantal interroge un policier en civil : "Il est mort mon gosse?". "Il m'a répondu : "Oui, votre fils est mort." J'ai pensé au train, je me suis dit qu'il avait été happé. Ce n'est que le lendemain matin, quand j'ai eu le journal, que j'ai vu : "Deux enfants assassinés le long de la voie ferrée à Montigny-lès-Metz."" Le drame ébranle cette paisible ville ouvrière de la banlieue messine.
Aujourd'hui, la rue Venizélos est goudronnée, le lieu du crime recouvert d'arbustes et d'herbes folles et les voies ferrées désaffectées. Mais personne n'a oublié. On descend le talus escarpé en évitant les ronces, déjà un passant nous interpelle : "C'est là-haut que les gosses ont été tués." Même les nouveaux venus s'intéressent à l'affaire : "On comptait aller au procès de Heaulme pour savoir la vérité", témoigne Rosila, une brunette installée là depuis deux ans. "Quand je donne mon adresse, je précise : là où les deux petits ont été assassinés, les gens situent tout de suite…"
"En Moselle, ce double meurtre a marqué les esprits. Comme pour le 11-Septembre, les gens se souviennent où ils étaient quand ils ont appris le crime", assure un avocat. À Montigny, en tout cas, de nombreux habitants connaissaient l'un des protagonistes. Suspects et victimes étaient voisins. "Pour moi, Patrick Dils n'a jamais été le coupable", réagit un de ses anciens amis. "Quand nous travaillions ensemble au restaurant La Crémaillère, c'est moi qui le raccompagnais le soir parce qu'il avait peur, pourtant j'avais un an de moins que lui." Malgré tout, pour beaucoup, le doute subsiste… "Comme il a été acquitté, on n'ose plus dire que c'est lui, mais on y pense fortement", explique Ginette, 88 ans, la grand-mère d'Alexandre Beckrich. "Il a quand même été condamné par deux cours d'assises, les jurés n'étaient tout de même pas des idiots…"
Qui est le coupable? Chacun a son idée… Certains évoquent encore Dils, d'autres Heaulme. Car le tueur en série, lui aussi, traînait dans les parages. Quinze ans après les faits, deux témoins affirment l'avoir récupéré ce jour-là à Ars-sur-Moselle, commune voisine, "le visage couvert de sang séché" : "Il nous a dit qu'il était tombé dans les cailloux en descendant le talus du chemin de fer", raconte l'un d'eux. Au café Saint-Christophe, le plus proche de la rue Venizélos, la serveuse s'interroge : "Heaulme a déjà été condamné à la prison à vie, à quoi cela lui servirait de mentir? Ou alors ils étaient deux… Sinon, comment expliquer que le deuxième gamin n'ait pas pris la fuite?"

Chantal attend le cinquième procès

Ginette, la pugnace grand-mère d'Alexandre, ne croit pas à la culpabilité de Heaulme : "Lors de la reconstitution, je suis montée sur le talus, il m'a regardée dans les yeux et m'a dit : "Les policiers sont constamment sur mon dos. Mais le crime des deux enfants, ce n'est pas moi!"" La vieille dame commence à "en avoir marre" : "On ne sait pas si cela va s'arrêter un jour. Il y a toujours des nouveaux témoins…" Elle a pourtant vu Henri Leclaire, le nouvel homme incriminé, rue Venizélos le jour des meurtres. L'aïeule parle au nom du clan Beckrich. Les parents d'Alexandre, eux, fuient les médias : "Ils ont eu deux autres enfants, sont très unis, et ne causent pas de l'affaire pour ne pas les perturber."
Après le drame, la famille Beining, elle, a volé en éclats. Chantal n'a pas réussi à avoir un autre enfant : "Finalement, cela valait mieux. J'aurais été capable de l'appeler Cyril, j'aurais voulu qu'il ait la même bouille, j'aurais comparé…" Son mari part en 1992. Elle extirpe de son portefeuille le petit mot retrouvé sur une table : "Je te quitte. Ne cherche plus à me revoir." Ses deux autres enfants prennent leurs distances. Son fils, âgé maintenant de 42 ans, vit près de Bayonne. Depuis onze ans, elle n'a plus de nouvelles de sa fille de 44 ans : "Je la croiserais en sortant d'ici, je ferais comme si on s'était vues la veille. Eux aussi ont été marqués par la mort de leur petit frère."
Longtemps, Chantal a avancé dans le brouillard : "De 1986 à 1997, je prenais des cachets, du Tranxène, quatre Prozac par jour. Et quand cela ne suffisait pas, des piqûres, au printemps et à l'automne." Elle finit par suivre une cure de désintoxication médicamenteuse. En 2000, elle doit déménager – "La maison appartenait à mon ex-mari, il m'a fait expulser" –, et s'installe "tout près de Cyril", à côté du cimetière. "La veille du dernier procès, j'ai été le voir, cela n'allait pas. J'ai dit : "Allez Cyril, demain, tu fais quelque chose!""
Car il faut tenir face aux critiques : "Quand j'ai fait appel contre le non-lieu de Heaulme fin 2007, la grand-mère d'Alexandre m'a tellement incendiée au téléphone que j'ai raccroché en pleurs. Elle me disait : "Mais pourquoi vous avez fait appel? C'est Dils!" Je lui ai répondu : "Mais Mme Beckrich, Dils c'est fini, il est acquitté."" Le 31 mars, à l'ouverture du quatrième procès, Mme Beining est isolée. Elle s'adresse aux caméras. "Des gens m'ont dit : "Avec toutes les télés que vous faites, vous devez toucher de l'argent."" Des commérages… Mise en invalidité, la dame vivote avec sa petite retraite.
Chantal attend le cinquième procès, qui se déroulera peut-être en 2015 ou 2016 : "Il y aura vraisemblablement Heaulme et Leclaire dans le box des accusés", estime l'avocate Dominique Boh-Petit, qui l'épaule depuis une dizaine d'années. "Tous deux étaient présents sur les lieux et semblent impliqués dans cette horreur." En 1986, Henri Leclaire est d'ailleurs le premier à avouer le double homicide. Mais il se rétracte rapidement. Aujourd'hui, il vit toujours à Montigny, seul avec son chien Ralf, dans la maison qui appartenait à son père. Il nous ouvre, vêtu du pull orné d'un skieur qu'il portait au tribunal, puis nous ferme la porte au nez : "Non merci!"

Les "ratés" de la justice?

Dans le quartier, les voisins sont perplexes : "Il n'est pas tout à fait net, mais ce n'est pas le mauvais gars", estime Guy, 67 ans, jogging et tee-shirt AC/DC. "Il cherche toujours à rendre service, assure une commerçante. L'hiver, il déblaie la neige jusque devant ma boutique." Une amie prend sa défense : "Il s'occupe très bien de nos trois enfants, il les emmène au jardin botanique, au ping-pong, il les garde chez lui. Pour eux, c'est un papy de substitution!"
Devant l'école Pougin, jadis fréquentée par le petit Alexandre, une maman vient récupérer sa fille de 11 ans et son fils de 9 ans : "Ils sont en âge de rentrer tout seuls, mais je ne les laisse pas. Il y a trop de tarés. Si c'est Leclaire, il peut venir les prendre…" Une autre secoue la tête : "Cette histoire, c'est comme pour le petit Grégory retrouvé dans la Vologne, on ne connaîtra jamais la vérité."
La justice, il est vrai, a connu "quelques" ratés dans cette affaire : heure de la mort des enfants très approximative, déterminée au toucher, sans thermomètre ; certains indices – comme la cordelette trouvée entre les jambes de Cyril – jamais mis sous scellés ; aveux obtenus de façon contestable* ; pièces à conviction détruites alors que Dils demandait encore la révision du procès. "S'il y avait un coupable à désigner, c'est l'appareil judiciaire", tempête Liliane Glock, l'avocate de Francis Heaulme. "Quand il y a mort d'homme, on devrait garder les traces biologiques, les empreintes digitales, sans limite de temps." Et Thomas Hellenbrand, l'avocat d'Henri Leclaire, prévient : "L'acquittement de Patrick Dils montre bien qu'il faut écarter les aveux de 1986 obtenus par l'ancienne justice, quand les enquêteurs faisaient ce qu'ils voulaient, que les gardes à vue se déroulaient sans avocat. Attention à ne pas commettre une seconde erreur judiciaire."
Chantal Beining, elle, a bien engagé une action contre l'État pour faute lourde. Mais elle a perdu : "J'ai payé 3.600 €. Mon compte en banque a été bloqué. Moi, si je n'ai rien à manger, ce n'est pas grave. Mais ne pas pouvoir acheter une fleur pour mon Cyril, c'est la pire des choses." Cette fois, elle se veut confiante : "J'irai jusqu'au bout. On finira par savoir la vérité."
*Affaire Dils-Heaulme, la contre-enquête, Emmanuel Charlot avec Vincent Rothenburger, Flammarion.
 

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