jeudi 8 mai 2014

Caen : enquête sur un hôpital en crise

La rigueur budgétaire frappe aux mollets. Quand Françoise a commencé sa carrière d'aide-­soignante il y a trente ans, le CHU de Caen dressait fièrement sa tour de 23 étages au-dessus des prairies grasses. Dans ce gratte-ciel devenu le phare des marins normands, elle a appris à traiter "le patient comme une personne". Aujourd'hui, "les valeurs humaines" se délabrent comme le bâtiment dans lequel elle trime. "Souvent, on saute la case douche pour la personne qui sort le lendemain. On écourte la toilette : les jambes, ce n'est pas indispensable de les laver tous les jours."

Un déficit abyssal

Alors que l'hôpital public va devoir se mettre au régime dans le cadre du programme d'économies de 50 milliards, celui de Caen est déjà à la diète. Depuis trois ans, il lui faut résorber un déficit abyssal aux causes multiples : défaut de pilotage et mauvaise gestion chroniques, coût exorbitant d'un partenariat public-privé, sans parler d'un handicap structurel : l'architecture verticale, inadaptée aux normes de sécurité actuelles et bourrée d'amiante, freine la réorganisation des soins et plombe les comptes.

La tour infernale

À tous les étages, les salariés racontent d'absurdes "histoires d'ascenseur" qui dévoilent un hôpital au bord de la crise de nerfs. Vendredi matin, un médecin chargé de faire passer les IRM a fraîchement accueilli le brancardier qui lui amenait le premier malade de la matinée, arrivé avec dix minutes de retard. S'il avait su que son collègue venait de perdre une demi-heure entre le 21e et le 1er étage… "Ce n'est même pas un record aux heures de pointe", fulmine Jacky Rouelle, responsable FO, le syndicat majoritaire. "Toutes les difficultés de l'hôpital public sont concentrées au même endroit", résume Pierre-Jean ­Lancry, le directeur de l'agence régionale de santé Basse-­Normandie.

Un plan social de plus de 400 emplois

Depuis quatre ans, le CHU vétuste fait figure de laboratoire de la rigueur. Piètre gestionnaire, le précédent directeur, aujourd'hui révoqué de la fonction publique, avait continué à embaucher malgré les voyants au rouge. Ce n'est pas cette munificence qui a causé sa perte, mais le million d'euros de travaux dans son logement de fonction. Arrivé fin 2009, son successeur, Angel Piquemal, a commencé à redresser les comptes. Réduction des dépenses, début de réorganisation des soins avec un développement de la chirurgie ambulatoire, mais surtout plan social massif. Au total, 417 postes ont été supprimés dans les cuisines, à la blanchisserie, parmi les secrétaires et les soignants. "Les départs à la retraite n'ont pas été remplacés. Il n'y a eu aucune grève", détaille Alain Lamy, le directeur adjoint, qui se félicite d'avoir obtenu un soutien financier de l'État. Même satisfaction de la représentante des médecins, la professeure Marie-Astrid Piquet : "Les efforts étaient inévitables. Les salariés se sont mobilisés."

La "détresse morale" des équipes

Tous ne digèrent pas les efforts demandés. "Personne n'a remplacé mon assistante malade. J'ai dû taper moi-même les comptes rendus d'opération en sortant du bloc", râle un chirurgien. "1.000 courriers aux patients en retard début septembre", s'est agacé le chef du service ophtalmologie dans un e-mail à ses collègues. Les infirmières, elles, se désolent de devoir rappliquer à l'improviste durant les week-ends et de "sacrifier l'écoute des malades".
L'été dernier, plusieurs soignantes ont utilisé les "fiches de signalement d'événements indésirables graves" pour dénoncer "la détresse morale" des équipes. "L'actuelle direction gère mieux, mais il ne faudrait pas verser dans l'austérité", met en garde Jacky Rouelle de FO. Son collègue de SUD, Philippe Saint-Clair, voit s'envoler le nombre des blâmes et de "rapports tendancieux" au cœur d'une "politique répressive". Sanctions disproportionnées, mises au placard, fuite de blouses blanches réputées vers d'autres hôpitaux… De nombreux médecins diagnostiquent, eux aussi, une souffrance accrue au travail.

Un patron qui divise

"Depuis la loi Bachelot, le directeur concentre toutes les prérogatives, sans contre-pouvoir. Le nôtre est un homme autoritaire qui dégomme ceux qui veulent discuter. Avoir mis Napoléon aux commandes du Titanic, quel désastre!", accuse un professeur. Répliquant en son nom, le directeur adjoint réfute le "mauvais procès" intenté à "un homme d'autorité, pas autoritaire", par "des mandarins qui refusent de se remettre en question". Reste qu'un rapport de l'Igas sur l'hôpital de Bayonne, où Angel Piquemal a officié pendant neuf ans, avait pointé "des difficultés récurrentes de management liées à l'existence de multiples clivages".

Alerte sur la sécurité des patients

Causé par la seule rigueur budgétaire imposée à un établissement vétuste ou par un cocktail explosif d'austérité et de management musclé, le blues des hospitaliers menace-t-il la qualité des soins? À la mi-mai 2013, le patron de la Haute Autorité de santé a adressé un courrier cinglant au directeur. Dans ce document consulté par le JDD, Jean-Luc Harousseau s'alarme de "l'exposition anormale des patients à des risques mettant en jeu leur sécurité sanitaire" (structures pas aux normes, pratiques professionnelles douteuses) et exige un sursaut sous peine de ne pas certifier le CHU. "On est sorti du déni, on a révolutionné nos pratiques et on a eu la certification", se félicite la porte-parole des médecins, Marie-Astrid Piquet. "C'était une ardoise du passé", argumente en écho Alain Lamy, l'adjoint du directeur.
Rien de mieux qu'un ennemi commun pour ressouder une équipe divisée. Avec les blagues d'ascenseur, il y a ces jours-ci un deuxième sujet d'unanimité au CHU de Caen : la joie de voir bientôt la tour infernale détruite. Marisol Touraine a promis qu'un nouvel hôpital serait construit sur le même site. Mais une question agite tous les étages : "Avec quel argent?"
 

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