mercredi 26 octobre 2011

Carlton de Lille : le dépaysement du dossier fait scandale

L'arrivée du procureur général Olivier de Baynast à la cour d'appel de Douai est pour le moins fracassante. Nommé en urgence le 20 octobre dans le Nord alors qu'il s'apprêtait doucement, mais sûrement à rejoindre la Cour de cassation, le haut magistrat vient de déclencher tout juste huit jours après sa prise de fonctions une véritable tornade judiciaire.

Cet ancien procureur général d'Amiens, qui possède une bonne réputation dans la magistrature, a adressé, mardi, une requête à la chambre criminelle de la Cour de cassation en vue du dessaisissement des deux juges d'instruction lillois qui enquêtent sur l'affaire du Carlton. Le motif ? Les juges actuels ne pourraient plus enquêter sereinement sur une affaire dans laquelle sont mêlés un avocat réputé local, Me Emmanuel Riglaire, et un patron de la sûreté urbaine, Jean-Christophe Lagarde. Un coup de tonnerre, une gifle pour les deux juges d'instruction qui enquêtent méthodiquement et implacablement depuis huit mois sur cette affaire sulfureuse. Ils ont appris la nouvelle par la presse... alors que, selon nos informations, la demande du procureur du TGI au parquet général de Douai avait été formulée depuis déjà une semaine.

"C'est un enterrement de première classe"

L'annonce par RTL de cette demande de délocalisation de l'affaire provoque une levée de boucliers de la part de certains avocats de la défense et de syndicats de la magistrature. Le premier à réagir mardi soir a été Frank Berton, l'avocat de Francis Henrion, le directeur du Carlton et propriétaire de l'hôtel des Tours. "Il n'y a pas meilleur moyen pour étouffer une affaire et porter atteinte à l'indépendance de la justice. C'est un enterrement de première classe de ce dossier", déplore-t-il. Avant d'enfoncer le clou : "On ne me fera pas croire qu'on découvre seulement aujourd'hui que des avocats et des policiers apparaissent impliqués ! Le problème, c'est que des responsabilités beaucoup plus importantes allaient être mises en exergue. Et pendant ce temps, mon client dort en prison. C'est une honte !"

Une colère partagée par son confrère Éric Dupond-Moretti, avocat de David Roquet, directeur d'une filiale d'Eiffage et co-organisateur des rendez-vous tarifés avec Dominique Strauss Kahn : "Est-ce que les décisions prises jusqu'ici par les juges ont été partiales ? Non, tout cela n'est pas convaincant. Les vraies raisons sont ailleurs...", soutient le conseil dans La Voix du Nord, le journal local.

Côté syndicats de magistrats, on dénonce une demande "regrettable" et "incompréhensible". "Il existe des dizaines d'affaires où des policiers ou des avocats sont mis en cause, et, à ce que je sache, il n'y a pas de demande de dépaysement du dossier", observe Christophe Regnard, le président de l'USM (Union syndicale des magistrats). "Les motifs évoqués sont incompréhensibles, sans doute faut-il chercher ailleurs les vraies raisons. Peut-être dans le fait que l'affaire était en train de franchir un palier sensible. Ce n'est pas bon pour l'indépendance de la justice", poursuit-il.Même son de cloche du côté du syndicat de la magistrature. "C'est un acte que le parquet ne fait jamais sauf en cas d'affaires sensibles et politiques. Le procureur prend le risque de discréditer deux magistrats indépendants" déplore Mathieu Bonduelle, son secrétaire général.

Le syndicat national des magistrats-FO est à l'unisson : "Si, à chaque fois que des personnalités locales sont mises en cause, on doit dépayser une affaire, on n'arrêterait pas", regrette Emmanuel Poinas, le secrétaire général du Syndicat national des magistrats-FO, qui s'est fendu d'un communiqué. Le représentant FO des magistrats met en avant le montant financier et le retard judiciaire que représenterait la délocalisation du dossier. "La juridiction interrégionale spécialisée (Jirs) la plus proche est à Nancy ! Imaginez ce que cela va coûter. Par ailleurs, le temps que de nouveaux juges, de nouveaux enquêteurs, ingurgitent le dossier, il se passera des mois."

Tension entre le parquet de Lille et l'instruction

Dans cette affaire, huit personnes ont déjà été mises en examen. Parmi celles-ci figurent le propriétaire de l'hôtel Carlton ainsi que des responsables de l'établissement, un avocat et le commissaire Jean-Christophe Lagarde, chef de la sûreté départementale du Nord. Ce dernier est soupçonné d'avoir participé à la mise en relation de prostituées avec Dominique Strauss-Kahn. Autre personnage inculpé : le patron d'une filiale d'Eiffage, qui aurait reconnu avoir réglé des frais liés à des parties fines auxquelles auraient notamment participé l'ancien patron du Fonds monétaire international et Jean-Christophe Lagarde. Le groupe de BTP a déposé, lundi, une plainte avec constitution de partie civile pour abus de biens sociaux, qui vise notamment l'entrepreneur.

Faut-il voir dans la demande de dessaisissement des juges la tension qui règne depuis une dizaine de jours entre le parquet de Lille et l'instruction ? Selon nos informations, en mettant en examen le commissaire divisionnaire Jean-Christophe Lagarde, les juges d'instruction auraient froissé le parquet qui souhaitait que le grand flic soit entendu sous le régime de témoin assisté. Autre divergence d'esprit à propos du cas de l'avocat Emmanuel Riglaire. Les juges avaient demandé son incarcération, le parquet, lui, ne l'avait pas requise. Une chose est sûre : ni l'avocat d'Emmanuel Riglaire ni le conseil de Jean-Christophe Lagarde n'ont déposé une quelconque plainte pour partialité des juges. Ce qui rend la demande de dessaisissement faite par le parquet incompréhensible : les juges ont bel et bien demandé l'incarcération de l'avocat et du policier, leur demande n'étant pas suivie par le juges des libertés et de la détention (JLD). Décision pour laquelle le parquet n'avait pas cru bon faire appel.

La chambre criminelle de la Cour de cassation a désormais dix jours pour statuer sur la demande de dessaisissement des juges lillois. La polémique risque fort d'enfler...
http://www.lepoint.fr/societe/carlton-de-lille-le-depaysement-du-dossier-fait-scandale-26-10-2011-1389280_23.php

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