samedi 26 octobre 2013

Un an après sa découverte, le squelette du Vieux Lille attend toujours une famille

Le 19 octobre 2012, un agent municipal découvrait le corps d’Alberto Rodriguez, dans sa maison du Vieux Lille, couché dans son lit et mort depuis une quinzaine d’années. Un an après, le « squelette de la rue Saint-Jacques » n’est toujours pas enterré. Les policiers ont retrouvé des neveux « potentiels » en Espagne. Et de nouveaux témoins permettent de mieux comprendre l’histoire incroyable et triste d’un homme déraciné, né en 1921 en Espagne.
1991, rue Saint-Jacques dans le Vieux Lille. Dania a rendez-vous avec le propriétaire d’une maison Art déco, à vendre. « Elle était très belle, avec des vitraux intacts, se rappelle Dania, elle avait une âme. » Le vendeur, un Espagnol peintre en bâtiment, Alberto Rodriguez, suscite sa curiosité. « Il était en costume. J’ai senti quelqu’un qui faisait un effort. Il était digne, d’une grande intelligence, fin et en même temps introverti et pudique. »
Deux autres rencontres suivent où Dania devient sa confidente. « Je l’ai écouté longuement. Je sentais un homme en guerre contre tout le monde et mal dans sa peau. Il ne se faisait pas à la France. Il était très galant et poli, mais il semblait couler depuis plusieurs années. » La dame en devine la raison : « Je pense qu’il a été blessé d’avoir quitté l’Espagne à 20 ans, et qu’il a vécu quelque chose de grave là-bas. Il m’a sous-entendu qu’il était parti à cause de Franco. À mon sens, il a été profondément traumatisé. Cinquante ans après, il en souffrait encore. Il m’a dit qu’il voulait faire des études d’histoire, en Espagne. Je crois qu’il y a perdu son âme, et qu’ensuite il a vécu dans le passé. Finalement, il s’est retrouvé obligé de vendre cette maison qu’il disait aimer. Il vivait très modestement. » Mais de vente, il n’y aura pas. Après trois entrevues, où « tout était prêt pour la transaction », Dania est contactée par le notaire : Alberto ne vend plus. « Je l’ai invité à revenir me dire bonjour. Il n’est jamais ven u. »
Dans les années qui suivent, l’Espagnol qui vit en France avec une carte de résident renouvelable, offre l’image d’un « homme discret, qu’on voyait toujours seul » : « un ermite » se souviennent des voisins. Sa seule amie connue, Lucie Chanat, une veuve madeleinoise de trente ans son aînée, est décédée en 1971. Elle lui a légué trois maisons, dont celle de la rue Saint-Jacques. Il en a vendu deux.
Solitaire, Alberto fréquente néanmoins des cafés lillois dont le Carnot, à côté de la chambre de commerce. « Il arrivait en tenue de peintre, comme un gars du bâtiment, et buvait un coup, explique le patron. Les trois ou quatre derniers mois où je l’ai vu, il disait toujours qu’il allait retourner en Espagne. »
Et puis, à partir de 1996-97, il disparaît. Tout le monde le croit parti. Sa maison est fermée et commence à se dégrader. L’eau et l’électricité sont coupées. Dans les années 2000, sa voisine le cherche à l’étranger, en vain.
En réalité, Alberto s’est enfermé dans sa chambre et y est mort, sur son lit. Le 19 octobre 2012, un agent municipal venu inspecter l’habitation le découvre. Le choc est immense : « On a tout de suite ressenti la culpabilité dans tout un quartier, se souvient le généalogiste Pierre Kerveléo. Des gens s’en voulaient de l’avoir laissé là. » Sauf que l’Espagnol semble avoir voulu brouiller les pistes et se murer dans la solitude. En affirmant qu’il allait rejoindre l’Espagne avant de disparaître, puis en s’enfermant et se laissant mourir, comme le confirme l’enquête de police.
Cette tendance à la dissimulation, d’autres l’évoquent aussi au moment de sa fuite vers la France, dans les années 1940. Le certificat de naissance transmis par le consulat espagnol indiquerait que son vrai prénom est Mamerto, et que sa ville de naissance (un village de la région de Santander) n’est pas celle qu’il a déclarée en France. Au printemps 2013, en Espagne, un retraité de 85 ans s’est manifesté, affirmant être le cousin germain du défunt. « Il l’a décrit à 20 ans comme un jeune homme solitaire et renfermé, rapporte Pierre Kervéléo, qui a participé à la recherche de descendants. En 1942, Alberto aurait décidé de quitter l’Espagne, un soir, traumatisé par la guerre et les exécutions. Je pense qu’il a changé de prénom pour être sûr qu’on ne le retrouve pas, et qu’il a voulu couper avec sa famille d’origine. »

Tests ADN

Et de la famille, il en aurait donc encore, aujourd’hui. La Sûreté urbaine de Lille a identifié deux neveux, une nièce et un petit-neveu espagnols. « On est toujours dans le cadre d’une enquête préliminaire, précise le procureur de la République Frédéric Fèvre. On a contacté le commissariat de Saint-Jean-de-Luz (Pyrénées Atlantiques), où on va faire des prélèvements ADN sur ces personnes. On les enverra dans un laboratoire à Marseille où ils seront comparés avec l’ADN des restes de la victime. Ça permettra aussi de confirmer son identité, qui est sûre à 99 %. »
Si la comparaison est positive, les neveux pourront enterrer Alberto - Mamerto Rodriguez en Espagne. Sinon, il sera inhumé au carré des indigents à Lille, ou près de la famille qu’il s’était choisie en France : dans le caveau Chanat, cimetière de l’Est.

Et maintenant, quelle fin ?

Où se trouve aujourd’hui le « squelette du Vieux-Lille ? » Transporté après sa découverte le 19 octobre 2012 à l’institut médico-légal du CHRU de Lille (pour y subir des prélèvements), le corps d’Alberto Rodriguez devrait toujours y être conservé aujourd’hui. « Devrait » parce que, interrogé la semaine dernière, le CHRU a refusé de confirmer sa présence, évoquant le… « secret médical ».
Désormais, l’inhumation peut être rapidement envisagée. La clé sera la comparaison ADN qui doit être réalisée à Marseille, entre entre les restes du défunt et les prélèvements effectués sur ses neveux retrouvés en Espagne (lire ci-contre). Si la filiation est confirmée, le corps d’Alberto Rodriguez seront remis à sa « nouvelle» famille espagnole. Sinon, l’enquête conclura à l’absence d’héritiers encore vivants, et la ville de Lille se chargera de l’enterrer.

A-t-il laissé un testament ?

La fin prochaine des recherches va aussi débloquer une autre procédure, sur le plan patrimonial cette fois. Que va devenir la maison art-déco de la rue Saint-Jacques (encore photographiée de temps en temps par des curieux) ? Alberto Rodriguez détenait-il d’autres biens au moment de sa mort ? Qu’a-t-il fait du produit de la vente des deux autres immeubles légués par Lucie Chanat ? Et surtout a-t-il lui-même rédigé un testament avant de mourir ?
« On n’en a pas retrouvé dans la maison, souligne Pierre Kervéléo et le seul moyen de le savoir est d’interroger le fichier des Venelles (où sont conservées les copies des testaments). » Mais pour accéder aux Venelles, le généalogiste a besoin de l’acte de décès. Et pour qu’il soit signé, les policiers doivent achever leurs investigations sur l’identité du défunt et sur son éventuelle filiation avec ses neveux espagnols, grâce à... la comparaison ADN.
On saura alors si le petit peintre en bâtiment, si discret et apparemment sans amis ni famille à la fin de sa vie à Lille, avait, ou non, désigné des héritiers
Pierre Kerlévéo est généalogiste successoral à Lille et l’un des acteurs qui ont permis de lever le voile sur une partie du mystère Alberto (et de retrouver des descendants en Espagne. Aujourd’hui, il attend également le dénouement d’une affaire « bourrée d’énigmes ».
– En quoi l’histoire d’Alberto Rodriguez, tel qu’il se faisait appeler en France, est-elle originale ?
« Je n’ai jamais vu autant de coïncidences étranges (dans un dossier de recherches de succession). Ça dépasse vraiment l’ordinaire. D’abord par son identité : c’était quelqu’un de secret, qui voulait brouiller les cartes. Le prénom en Espagne sur son acte de naissance n’était pas le bon. C’est grâce aux médias espagnols, que des descendants (potentiels) se sont fait connaître. Ils ignoraient jusque-là qu’Alberto Rodriguez avait vécu en France jusqu’à la fin des années 1990.
À Lille également, j’ai eu beaucoup de mal à retrouver l’une des dernières personnes qui a pu discuter avec lui en profondeur : la dame qui souhaitait acheter sa maison de la rue Saint-Jacques en 1991, et qui aujourd’hui habite… près de la gare.
Et puis il y a tout le contexte historique lié à la guerre d’Espagne, à l’origine de sa fuite vers la France, et sa rencontre dans les années 1950 avec Lucie Chanat, qui est tout le contraire d’Alberto. Elle a trente ans de plus que lui, est très enracinée à Lille, descendante d’une famille de tripiers. Et en 1958, cette dame décide de léguer tous ses biens à un étranger venant de l’autre côté des Pyrénées, et qui a une histoire totalement différente de la sienne. Elle avait perdu un frère durant la guerre 14 ; lui a été traumatisé par les événements de 1940 en Espagne. Peut-être se sont-ils rejoints là-dessus… »
– Et il y a la maison de la rue Saint-Jacques, où on l’a découvert.
« Cette maison est fascinante. Beaucoup de gens la remarquent avec sa façade Art déco. Elle lui vient aussi de Lucie Chanat, qui est décédée en 1971 et lui a légué deux autres immeubles (un dans le Vieux Lille, un second à Fives). On ignore pourquoi elle en a fait son unique héritier. Et malheureusement, le clerc de notaire qui a fait la succession Chanat est mort une semaine avant que je ne le retrouve. »
– Pourra-t-on un jour connaître toute l’histoire ?
« On ignore ce qu’il a fait entre 1942 (date à laquelle son cousin germain dit qu’il a quitté l’Espagne), et 1948, où il obtient sa première autorisation de séjour en France, et pourquoi il a choisi Lille, si loin de l’Espagne. On ne sait toujours pas non plus ce qu’il a fait de l’argent de la vente des deux immeubles dont il s’est séparé. Et quelle était la nature de ses liens avec sa bienfaitrice, Lucie Chanat. Dans cette histoire, il restera des zones d’ombre, parce qu’il l’a voulu. »

http://www.lavoixdunord.fr/region/un-an-apres-sa-decouverte-le-squelette-du-vieux-lille-ia0b0n1648102

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